Décollage

Les lumières de la ville ne se taisent jamais. À des dizaines de kilomètres à la ronde, nous savons qu’elle est toujours présente. Notre phare de civilisation sur une planète qui n’était pas la nôtre. Nous l’avons transformée, sans lui demander son avis. Les saisons sont plus longues que sur la Terre, les jours plus courts, vingt-deux heures et quelques minutes, la gravité un peu plus présente. Je ne saurais pas faire la différence. Je suis née ici. Nous occupons cette planète depuis sept siècles, d’abord sous la surface, puis dessus, au fur et à mesure que l’atmosphère se densifia sous notre action.

Une mégalopole et des dizaines de cités, plus petites, réparties sur neuf continents. Une colonie parfaite, nouvelle tête de pont pour continuer notre expansion. À ce jour, la galaxie n’est qu’un beau gâchis d’espace, à l’exception de quelques micro-organismes sur des lunes de géantes gazeuses et une xénoflore, sans faune, sur Ardennes. Des milliers de systèmes solaires explorés, des centaines de planètes habitées et pas un seul être sentient. Nous ne savons toujours pas si nous devons bénir notre chance ou la maudire. Nous ne serons fixés que lorsque nous rencontrerons une autre espèce intelligente. Voudront-ils nous exterminer ou devenir nos alliés ?

Aujourd’hui, nous effectuons un pas de plus. Ce n’est pas le premier. Il n’a rien d’unique, à l’échelle de notre histoire, mais pour Ao, notre planète, il s’agit d’un acte fondateur. Nous passons du statut de colonie à celui de métropole. Nous avons suffisamment grandi pour essaimer notre culture. C’est un jour de fête. Les douze milles pionniers recommenceront le cycle. Ils terraformeront un monde vierge à cent quarante années-lumière d’ici.

Le Marikoriko réside déjà en orbite, prête à débuter son long voyage de plusieurs années. Tous les défricheurs patientent à bord. Ceux qui n’habitent pas dans notre capitale verront, peut-être, une nouvelle étoile s’embraser dans les cieux, lorsque les réacteurs s’enclencheront, mais pour nous la voûte ne changera pas sa teinte orangée. La criminalité est inexistante. Les véhicules autonomes ne nécessitent pas de lumière extérieure pour opérer, mais nous restons des primates. Il est gravé dans nos gènes que la nuit demeure dangereuse. Les bêtes sauvages n’approchent pas à des lieux de nos résidences, mais nous devons éclairer nos alentours. Condition atavique que nous ne savons pas laisser derrière nous. Nous avons conquis le grand vide, mais nous avons toujours peur du noir.

Une petite foule s’est agglutinée, quelques centaines de personnes. Des barrières sont installées, pour qu’elle ne déborde pas des chemins. Habituellement, le passage est libre, mais, cette nuit, je suis la seule à pouvoir pénétrer dans cette partie du parc.

Lorsque nos ancêtres débarquèrent, ils furent confrontés aux milliers de champs de Taos Monas. Les photos satellites avaient été effectuées à la va-vite. Les explorateurs se concentraient sur la composition de la croûte terrestre, pour déterminer si des métaux aisément accessibles nous attendaient. Ils ne s’inquiétaient pas de l’apparence des cailloux. Sur cette planète, vierge de toute vie, se trouvaient des millions de rochers aux formes humaines, debout, assis, lovés les uns contre les autres ou s’activant dans des positions quelques fois impossibles, mais usuellement proches de nos limitations.

Des centaines d’analyses furent menées. Ils ne s’agissaient que de pierres, toutes les études demeuraient irréfutables, formées par des vents violents, lorsqu’Ao possédait une fine atmosphère, des milliards d’années auparavant. La science était incontestable, nos croyances nettement moins. Il ne pouvait être que des Taos Monas, le peuple avant le monde. Ils nous attendaient sur notre nouvelle planète, plus froide que nos îles disparues sous la montée des eaux, sur l’ancienne Terre.

Une alerte retentit sur mon ordinateur semi-cognitif attaché à mon poignet. Il est l’heure. Un officiel énonce un petit discours, que la foule écoute d’une oreille distraite. Je vérifie que mon ta’ovala tient bien en place. J’ai perdu du poids récemment et la jupe en pandanus menace de finir sur mes chevilles à chaque mouvement.

Une salve d’applaudissements polis. L’allocution s’achève. La kahuna, moi, s’avance. Je frissonne. Nos habits traditionnels ne sont pas conçus pour le climat de notre demeure actuelle. Je suis pieds nus, avec une chemise rouge aux motifs floraux et le ta’ovala, jupe tressée de feuilles. Je tiens dans mes mains une boîte en acajou avec un loquet en bois. L’éclairage du parc est éteint pour la cérémonie. Je quitte le chemin pavé. Nous sommes au fond d’une petite vallée. Les lumières de la cité nous enserrent. Elles transmettent leurs lumens orangés. Je m’avance d’une cinquantaine de pas vers une combe. La paroi est coupée en deux par une rivière printanière. La terre ne s’est jamais accrochée dans son sillon de deux mètres de large. Les pentes sont recouvertes d’arbres. Quelques bourgeons émergent. Je pose mon pied sur le lit rocheux. Je grimace. La pierre est plus froide que l’humus.

La foule est silencieuse, à l’exception de quelques chuchotis. À mi-chemin du ruisseau asséché, je m’accroupis devant la forme d’un homme endormi. Je hoche la tête respectueusement et ouvre la boîte. « Ancien, bénissez nos frères, sœurs, cousins, cousines, neveux et nièces qui vous quittent pour se rendre dans une nouvelle demeure. Faites que leur voyage soit sans encombre et que leur nouvelle planète devienne l’écrin de verdure qu’est Ao. »

Un murmure parcourt l’assemblée. Le Marikoriko vient d’enclencher ses réacteurs. Ils sont partis pour leur long périple. Je referme la boîte et verrouille le loquet en bois. Je lève la tête. Je ne discerne rien, mais j’imagine les deux plumes d’hydrogène et la poussée, d’abord lente, pour sortir de notre système solaire, puis la propulsion origami s’engagera pour les amener plus loin dans la galaxie. Un petit sourire s’installe sur mon visage. « Bon voyage », murmuré-je.

Je me relève. L’assemblée m’attend pour que je remette la boîte à un inconnu qui me siéra. Il devra la conserver à l’abri, afin que les esprits se souviennent de leur promesse.

Je suis à mi-chemin dans mon geste lorsqu’il me semble entendre « Nous nous souviendrons. »

Je regarde autour de moi, paniquée. La cohorte de gens se trouve à une trentaine de mètres et l’on vient de susurrer à mes oreilles. Toute notre science nous indique que les esprits n’existent pas et pourtant une deuxième voix s’exprime à mon lobe. « Naviguez! Nous nous souviendrons de notre promesse. Les étoiles sont là pour être découvertes. ».

Hagiodendros existe en version papier. Un livre d’art de 1.7 kilos qui bloque les portes, cale les tables et fournit des heures d’émerveillements sans fin.

Pour obtenir votre exemplaire envoyez un courriel à l’éditeur.

Prix : 60 CHF / 57 € (frais de port compris)

Textes
© Julien Chatillon-Fauchez

Ilustrations
© Marion Jiranek