Découverte

« Où vas-tu ? »
 
« Je vais juste me promener un peu. Comme toi et maman. Comme une grande. »
 

Le silence dure plusieurs battements de cœur. J’essaie de le ralentir et qu’il ne s’entende pas au bout du couloir. Je retiens ma respiration. J’ai le sentiment que ma poitrine va s’ouvrir à chaque pulsation. Papa continue de ranger la vaisselle dans les placards. Il n’a pas la décence de s’arrêter pour me prêter une attention que je ne souhaite pas. Je ne sais pas si je dois me sentir fière ou outrée.
« D’accord », répond-il d’un ton irréfléchi « mais tu rentres pour le goûter ! et tu ne vas pas dans la forêt. C’est dangereux ! »

« Oui, oui, promis », lancé-je rapidement. Je dévale les escaliers quatre à quatre. Je me raccroche à la boule en bas et tourne en apesanteur pour repartir, dans l’autre sens, à travers le couloir. J’attrape ma veste au porte-manteau et enfile mes chaussures sans les attacher. J’ouvre la porte d’un geste brusque, mais la referme doucement, de peur qu’il ne change d’avis. Je suis une grande fille. J’ai eu cinq ans hier. Je m’accroupis pour lacer mes souliers. Je dois m’y reprendre à deux fois, la grosse boucle ne veut pas tourner autour de la petite.

Je m’arrête sur le palier, à quelques mètres, à peine, de la chaussée. Je regarde à droite, à gauche et encore à droite, comme on me l’a inculqué. Personne, mis à part les nuages, qui filent à pleine vitesse. Je longe la route du côté gauche, comme on me l’a appris. Je ne croise qu’un tracteur qui pétarade. De brèves bourrasques rabattent mes cheveux dans tous les sens. J’ai oublié de prendre un élastique pour les attacher. Je reste attentive. Je résiste même à l’envie de courir après un caillou, lorsqu’il se retrouve au milieu de la chaussée après un coup de pied dedans. Je dois me tenir sur le bord qui fait face aux voitures.

Je marche le long de la voie goudronnée pendant un temps très long, cinq minutes. Puis, je tourne à gauche. Je passe à travers le champ de monsieur Arthur. Ce n’est pas évident. Il a labouré il y a peu et les sillons creusent de profondes entailles, mais je gravis, inlassablement, ces montagnes de terre. Je manque de tomber, trois fois. J’arrive, enfin, en bordure de forêt. J’entends quelques oiseaux pépier, mais ce sont surtout les corneilles qui occupent le ciel et plongent dans les plantations. L’herbe est sèche. Il n’a pas plu depuis un mois, mais les arbres sont verdoyants. Ils paraissent tellement grands. Ils doivent pousser la nuit quand personne ne les observe. Leurs couleurs sont exceptionnelles, une myriade de verts différents. L’un d’eux possède des feuilles si claires qu’elles pourraient être blanches. Pour un autre, elles font mal aux yeux tant elles sont vives. Je m’arrête pour regarder un escargot se déplacer. Il avance si lentement. Est-ce que les arbres lui volent sa vitesse pour pousser ? Est-ce que cela va m’arriver ?

Je prends une herbe entre mes doigts et tente d’imiter le bruit du hibou, sans succès. Pourtant, j’essaie très fort et de multiples fois. Un grand vent se lève d’un coup et retombe. Il est chaud, mais il me fait frissonner. Il me pousse et je me demande si je vais m’envoler, mi-terrorisée, mi-fascinée. Les nuages se déplacent encore plus vite. La forêt est sombre, mais les arbres ne bougent pas. Une nouvelle bourrasque me gèle sur pieds. Je risque quelques pas vers l’étendue boisée. J’ai promis de ne pas y aller, mais le vent n’y souffle pas. Je ne m’y suis jamais rendue. Mes parents n’aiment pas. Ils disent que ça leur fait peur. Maman raconte qu’il y fait toujours sombre, comme dans les rues mal éclairées. J’effectue un pas de plus. Je ne veux pas y rentrer. Si je demeure au bord, là le vent souffle moins, je n’y serais pas vraiment allé.

L’opacité domine. Je n’y vois rien. Les branches craquent sous mes pieds. Je n’accomplis que quelques enjambées. J’entends les feuilles se toucher les unes les autres, mais j’ai chaud. Je reste immobile. J’attends. Je regarde le champ, puis je m’ennuie et je me tourne. Ce qui n’était qu’un voile sombre est désormais nettement plus nuancé. Je distingue une multitude de troncs. Le tapis de feuille morte est empli de couleurs différentes, du brun clair à son comparse presque noir. Je marche précautionneusement en direction de cet océan végétal. Je touche un sapin. Il est rugueux. Je ressens un peu de chaleur vivante. Partout où je me tourne, je découvre un trésor, une pierre hérissée de mousse sèche, un fût biscornu que je peux chevaucher, un autre droit comme une flèche, mais si doux avec ses teintes blanches et grises. La lumière perce, faiblement, à travers le feuillage. Il existe des milliers de caches. C’est calme.

Un sourire mange mon visage.

Hagiodendros existe en version papier. Un livre d’art de 1.7 kilos qui bloque les portes, cale les tables et fournit des heures d’émerveillements sans fin.

Pour obtenir votre exemplaire envoyez un courriel à l’éditeur.

Prix : 60 CHF / 57 € (frais de port compris)

Textes
© Julien Chatillon-Fauchez

Ilustrations
© Marion Jiranek