Dialogues aquatiques

« Viens te baigner ! », dit la première ondine. « L’eau est douce. Le courant n’est pas trop fort et les rayons du soleil réchauffent la peau. »
« Non, je ne viendrai pas ! Si je descends de ma branche, vous allez me voler ma besace, ma pipe ou mon chapeau. D’ailleurs, vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous avez fait de mes chausses. Je ne viendrais pas tant que vous ne me les rendrez pas  !!! ». Le génie d’eau hurla cette dernière phrase.

« Mais nous ne les avons pas. », jura la deuxième nixe, d’un ton rieur. « Que voudrais-tu que nous fassions d’une paire de bottines ? C’est incommodant pour nager. »

« Et puis, de toute manière, tu passes ton temps à les raccommoder. Pourquoi ne t’en trouves-tu pas une autre ? Je suis sûre que l’homme que tu as noyé dans la rivière, hier, possédait des souliers. Pourquoi ne les as-tu pas pris? », demanda, d’un air innocent, la troisième naïade.

« Je ne veux pas n’importe quelles bottes. Je veux mes chaussures. », rétorqua, énervé, le djinn. « Et puis vous ne comprendriez pas ! »

« Que racontes-tu ? Est-ce que nous ne te ramenons pas les algues avec lesquelles tu bourres ta pipe ? », sollicita la première.

« Et les silex qui te permettent d’allumer ta pipe ? », questionna la seconde.

« Ainsi que les roseaux avec lesquels tu confectionnes des embouts ? », interrogea la troisième.

« Ce n’est pas pareil ! » Tonna le génie d’eau. « Il ne s’agit pas de choses matérielles. Et puis vous ne saisiriez pas ! »

« On pense que tu as inventé toute cette histoire pour rester bouder là-haut. », crièrent-elles à l’unisson.

« Espèces de chipies ! Vous osez prétendre que je mens ! », éructa le vodnik.

« Tant qu’il n’y a pas de preuve que c’est la vérité, c’est un mensonge. », énoncèrent, d’une voix, les trois comparses, après s’être concertées, en murmurant, quelques instants.

« Très bien ! Vous l’aurez voulu. Je vais vous démontrer que je ne suis pas un menteur. », propulsa le djinn en même temps que ses volutes de fumée. « Ces chausses sont un cadeau. La rivière dans laquelle vous nagez, insoucieuses, n’était alors qu’un petit ruisseau. Les hommes n’étaient pas encore installés sur ses rives. »

« Comment as-tu pu avoir ses chaussures, si les peaux sèches ne proliféraient pas sur ces grèves ? », demanda, ironique, la deuxième.
« Oui, cela paraît impossible. Tu mens ! Tu mens ! » rajouta la troisième, d’un ton railleur.

« Vous allez me laisser continuer ! », tonna le vodnik. « Je ne possédais pas encore de bottes quand les premiers humains arrivèrent. Vous auriez dû les voir. Ils s’habillaient de peaux de bêtes. Ils mangeaient leurs viandes crues et, l’hiver venu, ils ne faisaient pas comme ceux de maintenant. Ils ne se réfugiaient pas dans des maisons de pierres. Ils dormaient dehors, à l’abri de peaux de bêtes et de constructions en joncs. »

« Ils ne devaient pas être beaux à voir. », pouffa la première des ondines.

« On devait pouvoir les sentir à des lieues à la ronde. », rajouta la cadette.

« Si cela ne vous intéresse pas… », susurra le génie d’eau.

« Non ! Continue ! », supplièrent, faussement, les trois sœurs.

« J’étais jeune et n’avais pris que quelques âmes. Ma technique était emplie de défauts et d’incertitudes et ils étaient prudents. Tout n’était que danger pour eux. Ils ne côtoyaient jamais très longtemps le bord de la rivière. », pérora-t-il.

« C’est bien ce que je dis, on pouvait les sentir à des toises de distance. », minauda celle du milieu.

« Mais l’une de ces humaines se rapprochait fréquemment pour admirer son reflet. », continua-t-il sans avoir remarqué l’interruption « Toutefois, ses congénères la rappelaient toujours à l’ordre. À l’époque, les hommes ne se séparaient jamais les uns des autres. Cependant, un jour, elle fut seule. Elle regarda d’abord son visage dans les flots, puis elle avança ses bras, pouce par pouce et, enfin, elle plongea ses mains dans l’eau. Je lui attrapai le poignet et la tirai dans la rivière. »

« Oh chouette ! », chantèrent-elles en cœur.

Le génie prit sa plus belle voix, qu’il imaginait de stentor, mais qui s’apparentait plus à celle d’un fausset. « Je fus surpris, car elle ne se débattit pas. Les courants l’entraînaient vers le fond, mais elle n’opposa aucune résistance. Elle souriait. Elle se laissait porter par les esprits. Plus ils l’attiraient profondément, plus elle souriait. »

« Et… », demandèrent-elles à l’unisson.

« J’ai paniqué. Je ne savais pas quoi faire. Ce n’était pas normal », avoua-t-il, peiné. « J’ai attrapé son bras et je l’ai remontée à la surface. »
« C’est bien toi ! », gloussa l’aînée.

« Mais alors tes bottines ? », s’enquit la benjamine.

« Et bien, lorsqu’elle fut sur la berge. Elle s’assit, regarda le ciel, puis la rivière. Elle se déchaussa, posa ses souliers de peaux sur la rive et s’en alla. Voilà d’où elles viennent et pourquoi je les chéris. C’est la seule personne qui échappa à mon étreinte. Si je n’ai pas pu avoir son âme, je possède, au moins, un petit peu d’elle. », confessa-t-il.

« Elle voulait surtout apprendre les secrets de la rivière et tu t’es fait berner. », se moqua la deuxième.

« Ou c’est autre chose ? », demanda la plus jeune. « Mais regarde ! Que vois-je ? Une semelle dépasse de sous un caillou ! »

« Où ça ? Où ça ? », s’enquit-il en sautant à l’eau.

« Ah, mes chaussures chéries ! Je vous ai enfin retrouvées ! Plus jamais je ne vous quitterai ! Venez là, que je vous rapièce. », les cajola-t-il en sortant de la rivière.

« Mais, mais… où est ma bourse ? Où est ma bourse ? », tempêta-t-il, alors que les trois ondines riaient à gorge déployée.

Hagiodendros existe en version papier. Un livre d’art de 1.7 kilos qui bloque les portes, cale les tables et fournit des heures d’émerveillements sans fin.

Pour obtenir votre exemplaire envoyez un courriel à l’éditeur.

Prix : 60 CHF / 57 € (frais de port compris)

Textes
© Julien Chatillon-Fauchez

Ilustrations
© Marion Jiranek