Préambule à une course de côte

Mes bottes s’engouffrent dans une crevasse mouvante à chaque enjambée. La succion me tire vers les tréfonds à chaque foulée. M’extirper n’est plus un effort, c’est un exploit. Je ne peux pas me reposer entre deux pas. Rester sur place signifie s’enfoncer, sentir le liquide visqueux se répandre sur les rebords de mes chausses, qui m’arrivent pourtant jusqu’aux genoux, et éprouver le froid qui se glisse sur mes pantalons et mes bas. Je soupçonne que la boue ne pénètre pas seule dans mes cuissardes miniatures. Les sangsues doivent célébrer un festin, mais…

Je ne peux pas m’arrêter pour vérifier.

Un pas

Puis un autre

Puis encore un autre

Toujours un autre.
Je comprends pourquoi seuls les récolteurs de tourbe ont pu entrapercevoir les fées de bouleaux. Il faut être fou pour se rendre en de tels lieux. Les moustiques se succèdent aux pièges. L’atmosphère est fraîche avec quelques courants d’air chauds, qui, malgré leur nom, vous laissent transis. L’herbe demeure sèche, alors que la terre est un lac déguisé. C’est le plus grand comté du royaume et je doute qu’il fournisse plus de dix tithings. Il est si dépeuplé que le titre de comte ou comtesse des plaines de bouleaux n’est pas porté depuis trois siècles. Il représente la pire des punitions infligées à un noble. Il n’y a rien sur ces landes, à l’exception de quelques culs terreux qui extirpent de la tourbe, pour se chauffer et la revendre à la ronde. Toutefois, leur commerce est inutile. Les cheminées se sont tues depuis vingt lustres, avec l’arrivée de l’été éternel. Personne de raisonnable ne désirerait, volontairement, recevoir une affectation en ce lieu.

Sauf votre dévouée.

Je n’avais fâché personne. J’avais exigé d’être postée ici. La main de la couronne se devait de couvrir toutes ses terres. Telle avait été ma plaidoirie devant Sa Majesté. Elle avait rechigné, puis lassée par mes demandes continuelles, avait, finalement, obtempéré. « Nous ne comprendrons jamais pourquoi la plus douée de nos secrétaires particuliers désire être affectée, comme connétable, dans le comté le moins utile de notre royaume. Cependant, il apparaît que nous n’avons jamais saisi pour quelles raisons vous courez contre les chevaux dans les collines qui bordent notre capitale. Il sera donc énoncé que vous resterez un mystère pour nous. Puissiez-vous trouver ce que vous cherchez, quand bien même nous doutons que vous y dénichiez quoi que ce soit d’intéressant. ». Mes remerciements s’étaient bornés à des platitudes. J’avais gravi tous les échelons accessibles à une fille de cordonnière. J’étais devenue secrétaire particulier de Sa Majesté et, même si je démêle les fils des intrigues plus efficacement que la moitié des ministres, je ne suis pas née noble, or rien ne remplace une filiation, sauf…

Je me perds dans mes pensées. Je jure des épithètes qui ne siéent pas à un rouage de la cour, mais personne ne peut m’entendre à des lieues à la ronde.

Les résidents des quelques bourgs furent surpris de voir débarquer quelqu’un de la capitale. Les anciens du village avaient ausculté ma lettre comme un texte saint, hésitant entre la fierté que l’on s’intéresse enfin à eux et la crainte que ma venue augure un changement néfaste. Mes demandes de nourriture, de matériel, ainsi que d’une carte précise situant le bosquet des bouleaux aux fées leur permirent de découvrir une nouvelle émotion : l’incompréhension.

Ils m’avaient fourni l’équipement et les rations exigées. Toutefois, le plan fut remplacé par des explications orales : « Marchez douze brasses, jusqu’au saule pleureur tordu, puis dirigez vous vers le soleil levant pendant quatre lieux et remontez le bief sur sept ligues au nord avant de…. ». Le premier travail consista à convertir leurs évaluations de distances en mesures chiffrées. Je ne suis toujours pas certaine de mes calculs. Selon leurs indications, je dois dénicher un sapin à quatre têtes qui pointent vers les points cardinaux et partir à l’ouest sur trois cents pas. Cependant, ne m’environnent que des buissons d’épines et de chétifs conifères, qui ne doivent pas avoir dépassé les trois saisons. Je tourne en rond. Nul fier épicéa alentours. Je soupire, désespérée, entourée de rachitiques reliquats… soudain je comprends. Dans de telles conditions climatiques, nul gymnosperme, même centenaire, ne surpasse ma taille. Je détaille chaque tige. J’exulte, quand je repère, enfin, ce fameux arbuscule. Je désire arrêter mes pas, me reposer avant la dernière étape, mais les succions de la lande s’y refusent.

La nuit s’approche à grandes enjambées, sans être entravée par la tourbe. Le soleil m’aveugle de ses rayons obliques. Je ne distingue que mes pieds et les nuées de moustiques qui redoublent d’intensité. Il ne reste que cette valse lancinante, une botte, devant l’autre, puis encore, puis toujours.

Je bute presque sur mon premier bouleau, alors que les dernières lueurs me pourchassent à tâtons. Je lève la tête. Le bosquet est devant moi. Je m’interroge. Suis-je au bon endroit ? Les bouleaux partagent leur espace avec diverses espèces. Ils ne sont pas grandioses, à peine deux toises de hauteur, et ils n’irradient rien de surnaturel. Ce sont…

Des bouleaux…

Toutefois, je ne m’enfonce plus dans le sol.

Je teste la solidité de l’humus. Je m’enlise de quelques centimètres, puis me stabilise. Je lève les yeux sur le ramage. Je tente d’y déceler une majesté ou d’apercevoir quelques traces magiques. Rien. Je suis déçue. Ai-je fait tout cela pour rien ? Vais-je me retrouver à devoir compter les briques de tourbe pour l’année à venir ? Je soupire bruyamment. Que j’ai tort ou raison, je ne le saurai que demain matin, au lever du soleil du solstice. Je suspends mon hamac entre deux troncs et m’assieds avec délice dedans. J’enlève mes bottes et mon pantalon. Un air chaud, qui me laisse transie, passe. J’ai la chair de poule. J’arrache quelques sangsues et, avec, des morceaux de mon anatomie aussi gros. Je ne veux pas allumer un feu. Je ne sais pas si cela aurait un impact, mais, dans le doute.
Après m’être épouillée, je sors une couverture et m’étends dans le hamac. Je m’accorde quelques minutes de repos. Lorsque je sens mes yeux se fermer, je renfile mon pantalon et mes bottes. Je frissonne, quand mes membres retournent dans mes chausses détrempées et gelées. J’allume deux lanternes. La nuit sera longue.

J’achève mes petites affaires, tandis que le noir du ciel s’éclaircit. Des ficelles courent en tous sens, pour se rejoindre à portée de mon hamac. J’espère me rappeler laquelle correspond à quel piège. Je m’assieds dans ma couche. Je suis éreintée. Mes muscles hurlent, mais mes paupières restent alertes. Ce sera maintenant ou jamais. J’aurai peut-être une deuxième chance l’année prochaine, mais l’idée de passer un an dans ces landes boueuses me déprime. Je pense à l’hiver dans ces contrées et frémis. Un premier rayon de soleil touche la cime des arbres. Ils prennent vie. Les iris sur leurs écorces s’allongent, puis leurs centres se replient dans le stipe et des ouvertures apparaissent. Une petite tête blanche, aux cheveux de même teinte, s’en extrait, ainsi qu’un corps. Une fois hors du tronc, ces diaphanes créatures volètent. Les fées des bouleaux sont longilignes, aux membres étirés, en comparaison des miens, ou alors ce sont les miens qui demeurent trop courts, au regard de leur grâce. Leurs ailes sont translucides, plus fines que le plus transparent des parchemins. Elles n’ont cure de ma présence. La vibration de leurs élytres émet un son mat et déplacé pour de si frêles créatures. Le bocage s’assourdit. Des centaines de fées battent des ailes. Moi qui craignais de devoir viser. Je tire sur toutes mes ficelles, presque cent, et des filets s’abattent des branches alentour. La célérité de ces nymphes demeure sans égale. Alors que mes pièges plongent prestement, elles continuent leur danse, comme si de rien n’était, et les évitent sans difficulté. Elles émettent un cri strident qui me vrille les tympans. Les textes anciens évoquaient leur agilité, mais j’avais cru à une exagération des contes.

Je suis dépitée.

Des dizaines passent au-dessus de ma couche. Je tends les bras pour en attraper une au vol, mais elles me filent entre les doigts, comme le vent. J’aperçois des regards amusés. Je gesticule tant, que mon hamac tangue, et je me retrouve à terre, les quatre fers en l’air. Je les observe s’envoler vers les cieux. J’enrage.

Je me relève et enlève la boue sur mes joues. Je m’assieds sur mon lit, abattue, et plonge mon visage dans mes mains. Une vague de découragement m’envahit. Tout ça pour ça ! Passer des mois dans les bibliothèques royales à trouver un obscur texte qui permettrait de m’élever au-dessus de ma condition. Hésiter durant des semaines. Se lancer, corps et âme. Réussir à me faire affecter là où personne ne désire se rendre. Détruire sa carrière. Préparer une centaine de pièges. Réaliser que la légende des fées des bouleaux est réelle et elles me filent entre les doigts, littéralement. Je réessaierai l’année prochaine, mais je ne tisse guère d’illusions sur mes chances de succès. Entre-temps, peut-être arriverai-je à obtenir quelque chose de ce comté et à revenir couverte d’un peu de gloriole à la capitale ?
« Je peux toujours rêver ! », hurlé-je aux cieux. Je suis épuisée. Je mange un casse-croûte, du mouton séché, et m’étends sur mon hamac. Un peu de repos s’impose. Je récolterai mes pièges demain et je découvrirai la demeure à toit de chaume, humide, à ma disposition pour l’année à venir.

Le sommeil tarde à venir. Je me retourne sans cesse. La frondaison des arbres me protège du soleil. Nous sommes aux premières heures de l’été, et, sans couverture, je greloterai. Je suis excitée et déprimée simultanément. La lassitude me traverse, mais le marchand de sable ne daigne pas se présenter. J’enrage. Mon esprit bouillonne. Je me relève pour ranger mes pièges. Ils seront, malgré tout, utiles l’année prochaine, autant qu’ils ne prennent pas l’humidité. Les filets sont attachés à une boucle et tombent lorsqu’on tire sur un lacet. Je suis mes cordes, les unes après les autres, et les plie, diligemment. Le soleil atteint son zénith et je n’en ai pas rangé la moitié. Je me demande si, maintenant, le sommeil voudra bien de moi. Je ramasse une dernière ficelle avant de retenter ma chance dans mon hamac.
Je tends la corde, pour déterminer dans quelle direction me rendre et détacher sa boucle. La corde se meut librement puis se raidit. Je tire quelques coups supplémentaires, en vain. Elle a dû se prendre dans une branche. Je grommelle, à l’idée des longues minutes qui m’attendent à m’échiner sur le nœud. Je piste le lacet. Mon piège est tombé dans un buisson d’aubépines. Je considère, un court instant, de l’abandonner, mais pénètre dans le bosquet. Les épines s’en donnent à cœur joie. Je grimace, puis souris à pleines dents. J’ai capturé une fée. Elle ne pipe pas un mot, alors que les aiguillons de l’arbre lacèrent sa peau.

« Garde ton sourire béat. C’est tout ce que tu obtiendras de moi », me lance-t-elle sur un ton hargneux.

Ma gaieté ne quitte pas mes pommettes. Je reviens vers mes affaires. Elle se démène dans le filet, mais il lui résiste. Je la suspends à un arbre et furète dans mon sac. Je tire une boîte en argent et l’ouvre. L’elfe m’arrose copieusement d’injures, puis elle devient muette lorsque je pose mon coffret à terre. Il est rempli de morceaux de sucre. Je sens l’envie percer dans ses yeux et la salive se former aux commissures de ses lèvres. Je m’allonge sur mon hamac, ferme les paupières, béate, et m’endors en un instant.
Je suis réveillée par des invectives. « Par la barbe et les couilles de la fille du roi porc. D’accord, d’accord, que veux-tu misérable humaine? » La voix est tonitruante pour un tel gabarit, sans parler du vocabulaire.

Je m’étire, me frotte les yeux, descends, lentement, de mon lit, et m’affaire tranquillement sur mon paquetage. « C’est bon, arrête de me faire languir, donne-moi ce sucre. Tu obtiendras ce que tu voudras. », rajoute-t-elle, rageuse. Je range ma couche, boucle les sangles de mon sac, le jette sur mes épaules et me tourne, nonchalamment, vers elle.

« Tout ce que je voudrai ? », demandé-je innocemment, alors que la fée se trémousse dans le filet et tire sur les cordes.

« Oui, bon ! C’est une figure de style ! Un tas d’or, de la félicité, une bénédiction, des trucs comme ça. », se renfrogne-t-elle.

« Non, je ne souhaite rien de tout ce que tu énonces. », dis-je du ton le plus calme que je pus émettre. « Je désire, simplement, que tu ouvres une porte sur Tir na nog. »

« Oui, très bien pas de soucis. Tout ce que tu voudras. », débite-t-elle les yeux rivés sur les sucres. Puis elle ajoute, suspicieuse. « Que désires-tu aller faire au royaume de la jeunesse et de la mort ? Ce n’est pas une place pour les humains. »

« Peux-tu le faire ? », m’enquiers-je avec plus de violence dans la voix que je le souhaite.

« Oui, mais tu as piqué ma curiosité », me rétorque-t-elle en essayant toujours de s’extirper du filet.

Je laisse échapper un demi-sourire. « On raconte que le monarque de ce royaume a juré d’abdiquer envers toute personne qui le vaincrait à la course dans de l’ascension d’une colline. »

Elle cesse son manège. « Oui, mais, en deux millénaires, personne n’a réussi. La prophétie est limpide. Nul homme ne peut le battre, tant qu’il n’aura pas marié sa fille et il assassine, à sa naissance, sa progéniture. Je ne sais pas trop ce que tu espères ! »

« Soit, mais peux-tu le faire ? », dis-je d’un ton cassant.

La fée claque des doigts et un fin trait de lumière apparaît sur le tronc d’un bouleau. Il s’écarte jusqu’à créer une ouverture à ma taille. Je la détache et elle se rue sur le sucre avec délice. Je me dirige rapidement vers la faille. Juste avant que je ne m’élance et pénètre dans un autre monde, l’elfe me lance : « Non, vraiment que comptes-tu faire ? »

Je me retourne et lui réplique « La prophétie dit bien qu’aucun homme ne pourra le battre à la course, mais qu’en est-il d’une femme ? »

Hagiodendros existe en version papier. Un livre d’art de 1.7 kilos qui bloque les portes, cale les tables et fournit des heures d’émerveillements sans fin.

Pour obtenir votre exemplaire envoyez un courriel à l’éditeur.

Prix : 60 CHF / 57 € (frais de port compris)

Textes
© Julien Chatillon-Fauchez

Ilustrations
© Marion Jiranek