Le prix de la tranquilité

La lumière semblait tangible. En levant mes bras au ciel, mes phalanges l’agrippaient, comme de l’eau immatérielle qui coulait, silencieusement, dans l’atmosphère. J’émettais un peu de buée à chaque respiration, tout comme l’herbe qui m’entourait. La neige et l’humidité s’en allaient rejoindre la voûte céleste, pour mieux retomber dans les jours à venir. Nous étions dimanche, jours honnis parmi tant d’autres. La forêt se couvrait de multiples résidents étrangers. Les poussettes envahissaient les chemins engravillonnés. Les coureurs venaient rattraper leurs excès de la semaine, à un rythme qu’aurait pu dépasser un sénateur obèse. Les chiens aboyaient à chaque passage humain. La faune sauvage avait compris, depuis son plus jeune âge, qu’elle se devait de rester un nycthémère par huitaine au fond de son terrier. Le bruit de la route cantonale parvenait encore à nos oreilles. Nous ne nous trouvions qu’à un vallon de distance et le son de nos monstres d’acier se réverbérait sur la paroi nord. Celle qui tentait avec le plus d’ardeur de toucher les cieux. Le flan sud arborait des reliquats de forêts, pour les seules raisons que sa pente était trop escarpée, impropre à l’exploitation de céréale, et marécageuse, par conséquent dangereuse pour le bétail. Il ne restait que la sylviculture. Notre environnement était déterminé par son utilité économique, rien d’autre. Je rêvais aux plaines américaines, aux magnats atrocement riches du XIXe siècle. Pourfendeur des syndicats, pressureur des hommes, mais, ironiquement, donateur de terre à la vie sauvage. Ils avaient légué des territoires plus imposants que nos états aux parcs nationaux. Notre vieux continent ne connaissait que l’entassement et la rentabilité de chaque arpent.

Le gravier du chemin sylvestre crissait sous mes pieds. Les randonneurs se parsemaient. Nous nous rapprochions de l’heure du goûter pour les Romands ou du dîner pour mes concitoyens germaniques. Je hochais néanmoins la tête pour saluer toutes les deux ou trois minutes. Dix jours de brouillards maintenaient le plus craintif des citadins dehors lorsque l’astre solaire pointait, enfin, le bout de son nez.
Ils me dégoutaient par leur simple présence. Ils n’enfantaient qu’une respiration paisible, suivant leurs cheminements, mais j’aurais souhaité les voir morts, ou, plus raisonnablement, qu’ils disparaissent et arrêtent d’empoisonner mon existence par leurs vies innocentes. Nous étions trop nombreux. Je ne le supportais plus. Ils envahissaient mon intimité.

Je pilai mes chaussures et fis crisser le micropierrier amené par mes congénères. Je scrutai mes alentours, personne. Ce qui aurait dû représenter un instant de bonheur était pollué par une angoisse. Si je restais sur ce sentier, balisé, préparé et prémâché, d’autres humains apparaîtraient et leurs simples babillages m’infligeraient autant de coups de couteau.

Je m’engouffrai dans la pente. Ce n’était pas interdit. Rien ne l’était tant que l’on ne coupait pas un arbre et, par la même, dévaluait la valeur de cette terre, mais je ne voulais pas m’expliquer, parler ou justifier. Ce qui ne manquerait pas si un de mes congénères m’apercevait. Il aurait exigé de connaitre le pourquoi. Si je possédais le droit pour moi. Si je détenais une justification à cette transgression d’une norme attendue : rester, diligemment, sur le chemin.

Un peu plus haut, le sentier ne représentait plus qu’un souvenir. Les traces de sabots remplaçaient les marques de semelles. L’hibernation s’ébrouait. Les plantes se lançaient dans une course pour attraper l’astre solaire et sa lumière.

Les plaques de neige craquaient sous mes pieds. Mes poumons brûlaient subrepticement tandis que j’accélérai le pas et que les degrés de la pente augmentaient. Je glissais quand j’entrais dans un minuscule névé, puis retrouvais une assise plus solide sur le frottis d’une herbe encore humide. Je m’arrêtai, pour reprendre ma respiration, trop sifflante. Les hydres du goudron émettaient toujours quelques cris. La forêt se densifia, moins nettoyée. Le terrain était difficilement accessible aux machines. Des troncs jonchaient le sol. On avait dû estimer que monter aussi haut n’était pas rentable. Un léger cours d’eau zigzaguait, gargouillant de toute la puissance de la fonte des neiges. Une vie brève, mais si cristalline qu’il en devenait transparent. Notre étoile se transformait en l’ultime souffle d’un brasier de forge.

J’enlevai mon bonnet, me grattai le cuir chevelu, posai mes deux genoux à terre et me penchai en avant pour boire dans le ruisseau. L’eau était aussi fraîche qu’elle le promettait. Je plongeai mes mains dans de l’or liquide, qui s’évaporait plus rapidement que les paroles d’un actionnaire jurant de ne licencier personne si les bénéfices augmentaient.

La route s’était tue, cachée par le microscopique gargouillis du dégel. Je relevai la tête, observant de front l’astre solaire, puis, lorsque mes rétines déclarèrent forfait, je me tournai vers une autre beauté et ses pistils. Je détaillai sa composition, la découpe de sa fleur, les premières tâches de pollen jaune sur un fond violet.

Les odeurs semblaient plus vibrantes, la lumière du ciel encore plus consistante. Je touchai de ma main l’écorce d’un arbre. Elle émettait une douce chaleur. J’enlevai ma veste et sortis un livre de la poche intérieure. Je la pliai en quatre, m’assurant que mon col reposait bien sur le dessus. Je la calai sous mes fesses et m’assis contre un frêne centenaire. Je m’adossai, le plus confortablement possible. Je levai les yeux à chaque page achevée, sans perdre une miette de mon histoire ni dévoyer un fragment de ce qui m’entourait.

Une petite demi-heure de quiétude.

Une éternité printanière.

Hagiodendros existe en version papier. Un livre d’art de 1.7 kilos qui bloque les portes, cale les tables et fournit des heures d’émerveillements sans fin.

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Prix : 60 CHF / 57 € (frais de port compris)